7.

Shushô constata que ceux qui marchaient à ses côtés avaient repris confiance et s’en réjouit. Elle bavardait gaiement avec Shôtan et répandait alentour une bonne humeur qui réchauffait les cœurs. Pourtant, au fond d’elle-même, une petite voix ne cessait de la tourmenter.

On ne peut pas continuer comme ça jusqu’à ce qu’on ait rejoint les autres. Le yôma nous suit, c’est évident. Et en même temps, on est obligés d’avancer. Il faut absolument le tuer. Il n’y a pas d’autre solution. Mais comment ?

Elle n’en avait aucune idée.

Presque tous les hommes du groupe étaient armés. Ils auraient pu profiter de leur grand nombre pour attaquer le monstre à l’occasion d’un de ses assauts. Mais il opérait toujours de manière si imprévisible et si rapide qu’il était impossible de réagir à temps. Il écharpait les premiers à sa portée pour s’enfuir sitôt après. Même quand l’envie lui prenait de manger l’une de ses proies : plutôt que de la dévorer sur place, il l’emportait avec lui. Comment lui faire la peau dans ces conditions ?

— Qu’est-ce qu’il y a, mademoiselle ? lui demanda Shôtan.

Shushô avait perdu son sourire.

— Je réfléchis à un moyen de nous débarrasser de ce yôma. On ne peut pas continuer à fuir comme ça.

— Vous voulez le tuer ?

— Oui. Il suffirait qu’on arrive à l’immobiliser. Juste un instant… Mais je n’ai pas d’idée.

— Oui, je vois… dit Shôtan.

Il poussa un cri.

— Mademoiselle Shushô ! Regardez !

Elle releva les yeux. Un peu plus loin, sur le chemin, elle aperçut sous le clair de lune une tache sombre. Elle se sentit pâlir. Ce n’était pas le yôma, elle le savait, mais la voiture de Kiwa. Dans un état épouvantable.

— C’est la voiture du maître !

— Finalement, il a quand même dû la laisser…

Quelle ironie ! Alors qu’il avait pris ce chemin précisément pour ne pas s’en séparer…

Elle s’approcha. À ce moment-là, quelques têtes surgirent derrière le véhicule. Leurs chevaux avaient-ils été tués ? Ou bien Kiwa les avaient-ils, eux aussi, abandonnés ?

— Où est monsieur Shitsu ?

— Il s’est enfui à cheval, répondit l’un des hommes.

— Je vois… Votre maître est décidément un homme très sympathique ! Je suis contente de voir que vous êtes encore en vie.

— Qu’est-ce qu’on fait ? lui demanda Shôtan.

Elle jeta un œil à la carriole.

— Regardons d’abord si on ne peut pas récupérer quelques affaires.

Elle ordonna au reste de la troupe de faire une pause et se mit à fouiller la voiture.

— On pourrait utiliser les tentes et la capote. La toile est de la même couleur que les rochers. En se couchant dessous, ça nous servirait de camouflage.

Shôtan acquiesça.

— Oui, c’est vrai. Je pourrais les découper, pour que chacun en ait un bout ?

— Oui, s’il vous plaît. Mais s’il n’y en a pas assez pour tout le monde, réservez-les en priorité aux blessés et à ceux qui ont du mal à courir. D’accord ?

— À vos ordres !

Il se tourna vers les autres.

— Hé ! Écoutez !

Et il leur répéta les paroles de Shushô. Elle poursuivit ses recherches.

— Il y a encore quelques tonneaux d’eau. Ils ne sont sûrement pas tous intacts, mais bon, on n’a qu’à se partager ce qui reste. Et ça, là, c’est quoi, ces petits fûts ?

— Ça doit être de l’huile et de l’alcool.

— Très bien. L’huile peut nous être utile. Et l’alcool aussi, pour désinfecter les plaies. Le problème, c’est qu’on manque de récipients. Donnez ça à ceux qui en ont, pour qu’ils puissent le transvaser.

Elle replongea ses mains dans le chargement mais arrêta son geste.

— C’est de la soie ?…

Un sourire narquois apparut sur le visage de Shôtan.

— Oui. Mon maître avait probablement l’intention d’en offrir à ceux du mont Hô…

— Drôle d’idée… Et c’est pour transporter ce genre de choses qu’il avait besoin d’une voiture ? Ça ne m’étonne pas de lui… C’est vraiment une mentalité de marchand.

Il y avait là des étoffes, des vases, des bibelots, tout un assortiment d’articles de qualité.

— On pourra au moins utiliser les vases. Ils sont un peu trop luxueux, mais après tout, un vase est un vase ! On découpera des bouchons de tissu dans les manteaux qui sont là.

— Oui… Bien sûr.

Shôtan esquissa un sourire maladroit. Ce qui le faisait sourire, c’était de constater à quel point son maître était un imbécile, et en même temps de voir combien cette jeune fille savait se montrer hardie et volontaire dans ses décisions.

— Et ça, c’est quoi ?

C’était un coffret en bois dur. Son couvercle n’était pas parfaitement ajusté, et une fente apparaissait sur le côté. Elle demanda à Shôtan de bien vouloir l’ouvrir.

— Oh, là ! lâcha-t-elle en découvrant son contenu.

Mais qu’est-ce qu’il voulait faire de tout ça !?

Il était rempli de colliers et de parures de coiffes.

— C’est absolument… inutile.

Et elle se mit à les jeter par poignées. Elle s’arrêta.

Des colliers d’or et d’argent si joliment façonnés, ornés de pierres précieuses…

— Vous savez, si vous voulez les porter, je ne pense pas que mon maître vous demandera de les lui rendre, dit Shôtan avec déférence.

Shushô secoua la tête. Elle porta la main à sa poitrine et serra le revers de sa veste.

— Prenez tous les bijoux que vous trouverez ! Je ne sais pas si l’or et l’argent sont efficaces, mais en tout cas, prenez tous ceux qui ont des pierres précieuses !

— Tous ?…

— Oui. Et n’oubliez pas l’huile et l’alcool aussi !

Elle serra de nouveau la petite tablette en bois accrochée à son cou sous ses vêtements. Elle se souvint de sa visite au temple, du saint patron des voyageurs, Kenrô Shinkun, de sa cuirasse et des rubans auxquels pendaient des pierres précieuses.

Je ne sais pas si ça peut marcher sur un singe yôma à poil rouge, mais ça vaut la peine d’essayer !

— Et rassemblez tous ceux qui ont des armes !

 

Shushô regardait les hommes qui se tenaient debout devant elle, les bras le long du corps. À leur mine, ils ne lui semblaient pas très vaillants.

Je me demande s’ils feront l’affaire… Enfin, s’ils s’y mettent tous ensemble, ça devrait quand même aller.

— Écoutez-moi. Ici, nous avons de l’huile et de l’alcool que monsieur Shitsu a laissés. Et des bijoux aussi.

Les hommes commencèrent à s’agiter.

— Vous vous en doutez, tant qu’on n’aura pas tué le yôma, il continuera à nous poursuivre. Il y aura encore des morts. Et comme on est de moins en moins nombreux, même ceux qui ont eu de la chance jusqu’à présent risquent de compter parmi les prochaines victimes. Aucun de nous ne peut se croire à l’abri.

Nous n’allons tout de même pas rejoindre les kôshu avec un tel fléau à nos trousses. Je ne peux pas leur faire ça.

— J’ai entendu dire que certains yôma se soûlaient de pierres précieuses. Évidemment, je ne sais pas si le nôtre est amateur, et il est possible que ça rate. Mais nous avons aussi de l’alcool et de l’huile. Si nous n’arrivons pas à le soûler avec les pierres, nous pourrons toujours essayer avec l’alcool. Et si ça ne marche toujours pas, il nous restera encore la possibilité de le brûler avec l’huile.

Une rumeur s’était élevée dans l’assemblée.

— Les armatures qui soutenaient la capote de la voiture sont en bambou. On pourrait confectionner des arcs avec. Comment s’appellent les grands, là, qu’on a vus dans la forteresse ?

— Ah, ceux qui ressemblent à une grande arbalète posée au sol ? Des shôshido.

— Oui, oui, c’est ça ! Et pour ceux qui n’ont pas d’arme, on fera des lances avec ce qui reste. Il faut essayer !

— Mais… marmonnèrent certains.

— Oh, là ! Je vois que les braves ne manquent pas ! dit Shushô avec un sourire forcé. Écoutez. Si on arrive à fixer ne serait-ce qu’un instant ce yôma, je pense qu’on a une chance de l’abattre.

Les hommes se regardaient, l’air inquiet.

— Je servirai d’appât. Vous n’allez quand même pas laisser une frêle et jolie jeune fille aux mains de ce monstre, non ?

Les ailes du destin
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